Le temps, le temps, le temps, d'attraper la rage
Je saigne du nez. Narine gauche, celle qui ne peut plus saigner, celle qu'on a cautérisée, j'avais dix ans. Celle qui ne devait plus jamais saigner de toute la vie du monde entier. Je m'en fous de savoir que ce même médecin a opéré mon père deux fois sur la même oreille, ou des trucs dans le genre. Moi il m'a pas ratée, et c'est pas anodin si je saigne. D'ailleurs ça me fait encore plus mal, ça me fout encore plus la gerbe. J'ai vu que je saignais quand j'étais penchée au dessus du lavabo pour vomir, et qu'y a que la salive qu'a bien voulu sortir. Pourtant les hauts-le-coeur étaient réels. Je sais pas si mon frère méritait tout ce bataclan. Je pense pas, c'est qu'un petit con et faudrait pas s'attacher à ses paroles. Mais moi c'est tout qui me dégoûte, le mépris de sa voix, les accusations injustifiées, le fait de me reprocher de jamais être là alors que c'est pas du tout l'éclat en ce moment dans ma super vie parisienne où je me morfonds. Peut-être aussi l'intervention de mon père qui me gonfle à toujours me reprendre, à qui je voudrais pouvoir dire une bonne fois pour toute "ferme ta gueule et n'essaie pas de me frapper ou m'intimider, je ne suis plus sous ton autorité, je suis libre, et si tu veux je peux même te payer un loyer pour que tu m'foutes la paix". C'est tout simplement les longs dîners d'ennui, mon frère et mon père qui se disputent sur des questions scientifiques, ce même frère qui me reprend d'une voix de monsieur-je-sais-tout quand je parle de quelqu'un chose dans "son rayon", et qui ne veut pas admettre que oui, je peux parler de sciences sans solliciter son intervention. En fait, toutes ces foutues cases dans lesquelles on se retrouve rangés, tout le temps, passant d'une boîte à l'autre soit, mais jamais à l'air libre. Je ne supporte plus cet étouffement, les contraintes de la vie à plusieurs, comme cette putain de douche froide d'hier matin qui m'a arraché des larmes, parce que c'est le seul bonheur du matin, le seul moyen de se réveiller, et là l'eau était gelée, je mourrais de froid, et c'était pire que tout au monde. Je voudrais vivre ailleurs sans attendre. Ils contribuent au vide, à la déprime, à tout ce qui tourne pas rond en ce moment et me rend si crispée toute la journée, la bouche serrée que je me force à relâcher, mais qui se remet dans cette position d'abattement féroce, sans que je puisse rien y changer.
Je rêve d'un ailleurs où l'épuisement ne serait plus, où je vivrais à mon rythme, sans horaires imposés, sans compagnie permanente, juste avec la paix et le choix.